CHAPITRE XXV

VOIX

S tance 41-18.

Viendra ce moment à la fois béni et redouté où les yeux ne te seront d’aucun secours. Viendra ce moment où tu devras t’ouvrir au chant de l’espace. Car, seul, tu ne pourras affronter toutes les ruses de la Zongrave, seul, tu ne pourras déjouer tous ses pièges, seul, tu ne pourras vaincre.

Stance 41-19.

Tu comprendras alors que ton salut et le salut des hommes ne reposent pas sur les rêves de grandeur, mais sur l’humilité, sur l’effacement. Tu comprendras que l’orgueil, cet orgueil démesuré qui fut l’allié de tous les envoyés de la montagne au grand œil, est devenu ton pire ennemi au seuil de la porte. Tu comprendras que tu es tout et rien à la fois, et tu entreras dans le tout par le rien, ou le tout te réduira au rien.

Stance 41-20.

Ayant franchi la porte du rien, tu deviendras le tout ; étant devenu le tout, tu accompliras de grandes choses pour les frères et les sœurs de ton peuple, pour tous les humains dispersés dans l’univers, car, étant devenu le tout, tu seras devenu l’univers, et chacune de tes pensées, chacun de tes gestes auront un effet sur l’immensité ; tu seras ce moment unique où l’infiniment petit se perd dans l’infiniment grand, et où l’infiniment grand habite l’infiniment petit. Alors, le cœur comblé, tu regarderas chaque être vivant comme une parcelle de toi. Je ne dis pas seulement tes proches, ta femme, ton mari, tes enfants, tes parents, je dis tes ennemis, et tous ceux que les cœurs vides regardent comme des monstres.

S tance 41-21.Ainsi s’éloignera la malédiction du Dragon, en vérité. Ainsi reviendra la paix sur Onœ, sur tous les mondes habités, dans tout l’univers. Béni sois-tu à jamais, toi qui auras permis cela.

Les stances prophétiques du grand Cycle,
peuple des parias, région du Cyclope,
Onœ.

La voix, elle me parle ! »

Les yeux mi-clos, Loriale avait suspendu ses gestes. La concentration avait figé la grimace que lui avait value la première bouchée de galette séchée. Bœn, lui, ne percevait pas d’intention dans la rumeur harmonieuse qui continuait de résonner en sourdine à l’intérieur de son crâne.

« Elle dit que... que nous devons nous rendre dans l’ancien vaisseau. Elle nous donnera de nouvelles instructions sur place. »

Loriale avait retiré le pansement après son réveil et nettoyé la blessure avec l’eau qui s’écoulait du bec verseur lorsqu’on passait les mains devant. Un liquide épais suintait de la plaie large et profonde, mais la chair avait entrepris son travail de réparation. Bœn lui avait apporté une autre étoffe – c’est ainsi que, selon Loriale, s’appelait la matière souple – avec laquelle elle avait elle-même confectionné un nouveau bandage.

« Il est où, cet ancien vaisseau ? demanda Bœn avec une moue dubitative.

— C’est la colline centrale qu’on aperçoit de partout dans la ville. »

La rapidité et la précision de la réponse lui prouvèrent que quelqu’un d’autre s’était exprimé par la voix de Loriale. Un mystérieux interlocuteur les observait, les écoutait.

Les anges tapis près de ce cœur te voient et t’entendent où que tu sois...

Bœn se redressa sur le siège.

« Est-ce... est-ce vous qui avez supprimé la pesanteur ?

— Non, mais vous devez en profiter avant que PRIMA ne...

— Un cœur nommé Prima ! s’exclama Bœn. C’était donc vrai ! Vous êtes un ange ?

— Je suis Seke, de la confrérie des griots, je suis venu vous apporter le Verbe, frères d’Onœ, mais mon corps et mon esprit sont prisonniers d’une intelligence artificielle appelée PRIMA.

— Comment pouvons-nous vous délivrer ?

— Vous êtes les derniers, nous n’avons pas de temps à perdre. Je vous l’expliquerai pendant que vous vous rendrez devant l’ancien vaisseau. »

Bœn hocha la tête, scruta avec une attention soutenue les yeux de Loriale, puis il prit sa compagne par la main et l’entraîna jusqu’au pied de l’escalier. Ils sortirent de la maison par la trappe du toit restée ouverte et apesantèrent en direction de la grande colline habillée d’une teinte blafarde par la lumière encore incertaine du toit de la Zongrave. Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive dans la première ruelle qu’ils survolèrent, ni dans les suivantes. L’ordre et la propreté offraient un contraste oppressant avec l’atmosphère d’abandon de la cité. Poussées par les courants d’air chaud, les nuées de feuilles et de brindilles évoluaient en escadres serrées, cohérentes.

Les mouvements de ses jambelles et de ses bras réveillèrent la douleur de Loriale. À bout de forces, elle éprouva le besoin de se reposer sur la terrasse d’une construction trois fois plus haute et volumineuse que celle où ils avaient passé la nuit.

« Tu as entendu ce qu’a dit la voix ? cria Bœn. Nous n’avons pas de temps à perdre. »

Il continua d’apesanter pendant quelques instants, puis, constatant que Loriale restait allongée au bord de la terrasse, revint se poser à ses côtés.

« Je ne l’entends plus, souffla-t-elle. J’ai mal. »

La plaie s’était remise à saigner, l’étoffe se barbouillait de taches pourpres.

Bœn contint tant bien que mal le mouvement de colère qui le traversa. Pourquoi l’ange, le griot céleste, s’était-il adressé à sa compagne blessée plutôt qu’à lui ? N’avait-il pas lui aussi parcouru le long chemin entre le Cyclope et la Zongrave ? N’était-il pas lui aussi digne d’entendre la voix de l’espace ?

Son regard tomba sur le visage défait de Loriale et, aussitôt, son ressentiment le déserta. Sans elle, sans son courage, il n’aurait pas exploré sa planète, il n’aurait même pas franchi le bord supérieur du cratère, il n’aurait pas connu le voyage grisant sur les cyclones de l’océan, il n’aurait pas découvert les merveilles de la zone couverte, il serait resté Bœn Sissia, un homme ordinaire du peuple des parias, un amant inconséquent qui se serait hâté d’oublier Loriale Ophilia, qui aurait recherché les sensations fortes avec d’autres femmes, qui aurait sombré peu à peu dans la vieillesse et l’ennui, qui aurait emporté dans sa tombe ses interrogations et ses regrets. Sans elle, il serait devenu, comme la plupart des hommes parias, un tronc aussi desséché que les sauvantes morts.

Les courants d’air couvraient de frissons les buissons et les arbres. Les fleurs rouges s’agitaient comme des cœurs à nu dont les battements se seraient accélérés. Des bruits grinçants déclenchèrent un vacarme qui enfla régulièrement jusqu’à submerger la terrasse. Une horde de gardiens surgit à l’angle du bâtiment, crânes ronds et glabres, membres courts, troncs obèses. Ils rebondissaient sur le sol à chaque foulée, gesticulaient dans les airs, se heurtaient les uns les autres, percutaient les façades ou les arbres, atterrissaient sur les fleurs rouges dont les corolles se dilataient et les tiraient peu à peu à l’intérieur du calice.

D’une pression sur l’épaule, Bœn engagea Loriale à s’éloigner de la terrasse. Malgré sa souffrance, elle obtempéra sans hésitation. Elle n’avait aucune envie de s’attarder dans les parages. Ils s’élevèrent à une hauteur où seules des créatures nanties de jambelles auraient pu les rejoindre et se dirigèrent vers la colline centrale. Les gardiens disparurent les uns après les autres dans les corolles béantes des fleurs écarlates. Un silence lugubre retomba sur la zone couverte.

Ils franchirent un quartier que la lumière du toit, de plus en plus intense, parait de couleurs chatoyantes. Bâtiments, escaliers, terrasses, places et passages donnaient une première impression de fantaisie et de désordre, mais la vue d’ensemble permettait de distinguer un agencement géométrique aussi rigoureux que le reste de la cité.

« Là ! »

Loriale pointait l’index sur une forme allongée et claire dans la frondaison ajourée d’un arbre. Bœn s’aperçut au bout d’un moment qu’il s’agissait d’un corps.

« Ce n’est pas un gardien », dit Loriale.

Bien qu’à demi dissimulé par la ramure, le corps était en effet moins massif et difforme que celui d’un gardien. Ils descendirent après s’être assurés que les environs étaient déserts.

« Remonte ! » hurla Bœn alors qu’ils apesantaient à quelques pas du feuillage.

Une épine avait surgi d’une branche et s’était tendue dans leur direction, si fine qu’on la distinguait à peine. Des dizaines d’autres aiguilles, tout aussi fines et longues, se promenaient à quelques pouces de leurs jambelles. Elles avaient jailli comme des antennes rétractiles quand les intrus étaient entrés dans leur champ de perception, et, sans le furtif éclat de lumière qui avait attiré l’attention de Bœn, les deux parias se seraient empalés sur leurs pointes.

« Un arbre-piège », souffla Loriale.

Rien à première vue ne le distinguait d’un arbre ordinaire, et Bœn se demanda comment les occupants de la Zongrave pouvaient tolérer une telle menace au beau milieu de leurs habitations.

« Dieux », gémit Loriale.

Tout en se maintenant à distance des aiguilles, Bœn observa le cadavre étendu sur une fourche au milieu de la ramure, cloué aux branches par les épines qui le transperçaient de part en part. Il tressaillit lorsqu’il reconnut, malgré ses traits déformés par la souffrance, le visage d’Ellabore. La senticielle s’était visiblement débattue pour échapper à l’étreinte de l’arbre-piège, mais elle s’était enferrée un peu plus à chacune de ses contorsions. Une aiguille lui avait perforé la gorge, une autre ressortait entre ses yeux grands ouverts, d’autres encore lui avaient percé la poitrine et le ventre. Les filets de sang avaient séché sur sa peau immaculée. Ses cheveux clairs et ses jambelles pendaient dans le vide et ondulaient au gré des courants d’air.

Bœn se demanda comment elle avait pu affronter la pesanteur et s’enfoncer si profondément dans la Zongrave. En tout cas, elle n’avait pas daigné partager ses secrets avec ses derniers compagnons. La fin navrante de celle qui avait consacré son existence à la recherche de la connaissance, à la quête des signes, ne soulevait pas vraiment de peine ou de colère chez Bœn, plutôt un sentiment de gâchis. La distance s’était creusée entre les senticielles enfermées dans leur mystère et le peuple des parias.

Loriale elle-même fixait le corps avec gravité, mais ne pleurait pas.

« La voix a dit que nous étions les derniers, murmura-t-elle.

— Les autres nous ont ouvert le chemin. La mort est parfois le meilleur hommage à rendre à la vie. »

Une émotion venue du fond des âges les submergea lorsqu’ils se posèrent sur l’esplanade du vaisseau, ce géant qui avait vaincu l’espace pour transporter leurs ancêtres sur leur nouvelle planète. Un fouillis de branches, de feuilles et de fleurs, intimidant pour des visiteurs dont l’horizon végétal se limitait aux sauvantes des cavités volcaniques, grimpait à l’assaut de la gigantesque carcasse. Le grand Cycle ne faisait que peu de cas des origines extraplanétaires des peuples d’Onœ, mais les récits de la traversée spatiale se transmettaient de génération en génération, probablement enjolivés par l’imagination fertile des conteurs, et formaient la vaste geste de la Dispersion. Bœn préférait, et de loin, entendre les anciens raconter ces légendes plutôt que de réciter les stances prophétiques du grand Cycle. Les unes ouvraient des portes somptueuses sur le rêve tandis que les autres ne distillaient que torpeur et ennui.

Au sommet de la carcasse se dressait une colonne majestueuse qui montait jusqu’au toit de la Zongrave. La lumière gagnait en intensité et chassait les derniers îlots de ténèbres. Les fleurs rouges aux calices dilatés digéraient l’horrible banquet servi quelques instants plus tôt.

« Tu n’entends toujours pas la voix ? » demanda Bœn.

Affalée sur le sol, recroquevillée sur sa souffrance, Loriale répondit d’un signe de tête négatif. L’apesanteur entre l’arbre-piège et la carcasse du vaisseau l’avait exténuée, mais, parce que le temps était compté, parce qu’ils étaient les derniers, elle avait serré les dents et s’était interdit de renoncer.

Allongé à ses côtés, Bœn comprit qu’elle avait besoin de reprendre des forces et se concentra sur le bourdon sonore qui sous-tendait ses pensées. Sa nervosité l’empêcha dans un premier temps de fixer son attention sur le son. Le contraste entre l’urgence de la situation et son sentiment d’impuissance accélérait le rythme de son cœur et affolait ses pensées.

Il perdait du temps.

Il perçut une menace grandissante dans le calme trompeur de la zone couverte, s’efforça de contrôler sa respiration, ferma les yeux, recouvra en partie son calme. Il devait accepter le son comme une partie de lui-même. Ses défenses l’avaient jusqu’alors traité en élément étranger, en parasite, et s’étaient mobilisées pour l’éliminer. Il lutta contre la sensation détestable de subir un viol intime, d’être possédé par une autre volonté, par une autre entité. Des pensées éparses se glissèrent parmi les siennes, des suggestions, des images s’imposèrent à lui, sur lesquelles il chercha aussitôt à exercer un contrôle. Une douleur vive lui traversa le crâne, balaya ses dernières réticences et le contraignit à s’abandonner, à s’effacer.

... l’alimentation de la centrale d’énergie à l’intérieur du vaisseau....tention au veilleur...

« Veilleur ? »

... à gauche...

Bœn rouvrit les yeux et aperçut la silhouette qui s’avançait d’une allure paisible sur l’esplanade. Un homme aux cheveux courts et blonds, au visage encadré d’une barbe courte. Ses formes massives tendaient son vêtement brun. Il progressait sur le sol en déplaçant à tour de rôle ses membres inférieurs.

Monte.

Bœn poussa sur ses bras, s’éleva dans les airs, se maintint à une hauteur de trois ou quatre pas, voulut redescendre pour aider Loriale toujours allongée sur le sol, mais, au moment où il franchissait le seuil d’inertie, l’homme accéléra l’allure, fondit sur la jeune femme, lui posa l’extrémité de son membre inférieur sur la poitrine et déclara d’une voix forte :

« Descends, ou je l’écrabouille ! »

Ne l’écoute pas. Monte encore. Je t’indiquerai le chemin pour pénétrer dans le vaisseau.

« Loriale... »

Tu ne peux plus rien pour elle. Le veilleur ne te suivra pas : il est conçu pour supporter les gravités extrêmes. Sa masse l’empêche de voler.

« Loriale... »

Les yeux brouillés de larmes, Bœn plongea dans le regard mi-clos de sa compagne, mais n’y vit pas la lueur complice dont il avait besoin pour l’abandonner à son sort. Les nuages de particules soulevés par les pas du veilleur s’éparpillaient avec une lenteur songeuse.

Si tu descends, il te neutralisera, et nous resterons tous à jamais prisonniers de la zone couverte.

Désespéré, Bœn battit des jambelles et apesanta le long des structures de l’ancien vaisseau.

Attention aux vores. Elles ont déjà mangé, mais elles sont insatiables.

Les vores ? Ah oui, les fleurs écarlates...

Même si elles n’avaient pas achevé leur digestion, quelques-unes s’animaient sur son passage et libéraient ce murmure sinistre qui avait accompagné leur odieux festin.

« Que va-t-il faire de Loriale ? »

PRIMA voudra sans doute récupérer ses données pour résoudre les nouveaux problèmes posés par l’affaiblissement de la gravité.

« Est-ce qu’elle... mourra ? »

Je ne crois pas. Les cerveaux morts ne fournissent aucune information exploitable. Elle maintiendra son corps en vie, comme les nôtres.

À demi rassuré, Bœn balaya l’esplanade d’un regard fébrile. Loriale et le veilleur avaient disparu. Il flottait maintenant tout près du sommet de la carcasse. La colonne de soutènement ne reposait pas sur les structures transversales, contrairement à ce qu’on aurait pu croire en l’observant d’en bas, elle plongeait dans la pénombre et descendait jusqu’au sol. La muraille végétale s’éclaircissait et laissait entrevoir des cloisons convexes grises et lisses. Malgré leur gigantisme, les constructions ne portaient aucune trace d’assemblage, comme fabriquées dans une même pièce. Cette absence de fixations apparentes étonna Bœn : sans chevilles, sans lanières tressées, les rares ouvrages des parias se seraient effondrés au premier tremblement, au premier courant d’air.

Monte encore. Tu trouveras une ouverture sur la colonne. Ce sont les premiers parias qui l’ont creusée : elle leur a servi jadis pour investir l’Ombilique.

« L’Ombilique ? »

Cette colonne. Le premier prolongement du vaisseau. Le premier lien entre le vaisseau et l’extérieur. Le cordon ombilical. Avant de soutenir le toit, les hommes l’ont utilisée comme habitation. Les logements sont reliés entre eux par des passages.

À cette hauteur, la cité dévoilait un équilibre à la perfection mortuaire. L’agencement des ruelles, le volume et la forme des bâtiments, les haies et les massifs, rien n’avait été laissé au hasard, pas même les couleurs qui s’entrelaçaient en figures complexes et symétriques. Les feuilles et les brindilles balayées par les courants d’air ne parvenaient pas à donner un semblant de vie à l’ensemble. De grands dômes sombres s’élevaient dans les quatre directions, flanqués de piliers monumentaux, répliques exactes de l’Ombilique. La lumière jaune et uniforme du toit n’avait qu’un lointain rapport avec la clarté à la fois puissante et douce d’Alep.

Bœn discerna dans les courants d’air tiède une odeur dont l’âpreté l’alarma.

PRIMA fabrique des molécules qui emprisonnent l’oxygène. Nous devons agir avant que l’atmosphère de la zone couverte devienne irrespirable.

L’ouverture dont lui avait parlé son correspondant était un cercle étroit aux bords coupants dans lequel Bœn eut toutes les peines du monde à passer les épaules. Il le franchit au prix de multiples écorchures. Il eut besoin d’un peu de temps pour s’accoutumer à la pénombre qui régnait à l’intérieur de l’Ombilique. Un couloir étroit, encombré de poussières en suspension, le mena sur un palier nu et percé en son milieu d’un large orifice central.

La cage de l’ascenseur. Un puits vide. Les Onotes ont retiré les anciennes cabines pour récupérer le matériau. Tu n’as qu’à te laisser descendre jusqu’en bas.

Bœn hésita à plonger dans ce boyau ténébreux, puis il lui sembla entendre le rire provocant de Loriale, et, reprenant courage, il s’approcha du trou et se lança dans le vide. Bien que descendant à une vitesse constante, il éprouva le besoin récurrent de battre des jambelles, une manière comme une autre de lutter contre l’impression de s’enfoncer dans une nuit sans fin. Il se faufila entre des formes volumineuses qui obstruaient le passage. Des rais de lumière surgis de nulle part déchiraient l’obscurité et révélaient par intermittence d’autres paliers, d’autres couloirs. Des grincements sourds ébranlaient le silence épais, étouffant.

PRIMA a disposé une dizaine de veilleurs autour de la centrale d’énergie.

« Mais comment... »

Evite de parler. La voix porte très loin dans un tube. La centrale se trouve au pied de la colonne.

Une image se leva dans l’esprit de Bœn : un cube hermétique, semblable aux constructions de la cité, étincelant. Il n’était pas éclairé par les faisceaux de projecteurs, la lumière émanait du matériau lui-même. Son éclat révélait des silhouettes immobiles autour de la construction, effleurait les visages d’hommes et de femmes aussi figés que des masques.

La fission mésonique dégage une telle énergie que la lumière traverse sept couches de matière dense. C’est elle qui a permis au vaisseau de franchir les immensités spatiales. Les quarks lui ont fourni son énergie de propulsion, les antiquarks ont empêché l’augmentation de sa masse bien qu’il ait approché ou dépassé la vitesse de la lumière. PRIMA utilise le même principe pour accroître la gravité de la zone couverte.

Bœn eut la vision d’une cuve emplie d’un liquide épais et sombre où se devinait un halo ténu, comme un satellite à demi occulté par un voile nuageux.

Le réacteur à l’intérieur de la centrale, un cœur minuscule baigné en permanence dans un liquide de refroidissement. Si tu parviens à vider la cuve, il explosera. En une fraction de seconde.

Bœn enraya sa descente d’un battement vigoureux des jam-belles. Les chroniques de la Dispersion parlaient d’explosions qui dégageaient une chaleur insupportable et détruisaient toute vie sur plusieurs milliers de lieues à la ronde.

Je ne peux pas te promettre que tu sortiras indemne de l’explosion. Je n’ai pas trouvé les informations correspondantes dans les données de PRIMA. Elle est nourrie depuis toujours à la source mésonique, mais elle est incapable de prévoir les conséquences d’une explosion. Le monde des particules reste régi par des principes d’incertitude.

Pris de panique, Bœn remua frénétiquement bras et jam-belles. La cage de l’ascenseur donnait directement sur le monde des morts. La précipitation l’envoya percuter la paroi. Il suffoquait, il lui fallait absolument retourner à l’air libre, sortir non seulement de l’Ombilique, mais également de la Zongrave, revenir dans les immensités rassurantes de son monde. Il remonta de façon chaotique, haletant, heurtant de plein fouet les obstacles qu’il avait esquivés quelques instants plus tôt. Le vacarme de ses pensées étouffait la voix de son correspondant. Il n’avait pas demandé à être l’un des envoyés de la montagne au grand œil, l’un de ceux qui scelleraient la réconciliation des peuples d’Onœ, il n’avait agi que pour l’amour de Loriale Ophilia...

Elle lui apparut tout à coup, allongée sur une couche dans une immense salle où gisaient des dizaines et des dizaines de corps. Un rayon s’élevait de sa tête, crevait l’obscurité et se jetait dans le réseau formé par les traits de lumière émanant d’autres corps. Elle était, comme son correspondant, comme tous les graves de la zone couverte, plongée dans le sommeil sans retour des prophéties, captive du cœur nommé PRIMA. Lui seul avait la possibilité de la délivrer, de la ramener parmi les vivants ; il suffisait de vider la cuve. Il serait sans doute emporté par l’explosion, mais, à l’idée que Loriale était frappée par la grande malédiction du Dragon pour des siècles et des siècles, sa propre mort lui parut acceptable, et même indispensable.

Que les envoyés de la montagne au grand œil acceptent le sort qui leur échoit...

Son désordre intérieur se dispersa et fit place à un calme résolu. Il cessa de s’agiter, enraya son ascension et franchit le seuil d’inertie. La raréfaction de l’oxygène engendrait une fatigue pernicieuse, une lourdeur dans les muscles, des tiraillements dans les poumons et la gorge, une douleur sourde aux extrémités de ses doigts. Il resta aussi immobile qu’une pierre pour favoriser sa descente dans le boyau.

Un passage souterrain donne à l’intérieur de la centrale, prévu pour les éventuelles interventions des techniciens. Il n’est pas protégé par un code, mais les veilleurs surveillent la trappe d’accès.

Une première image montra un cercle sombre qui se découpait sur le sol près d’une paroi de l’Ombilique ; une deuxième, élargie, dévoila une dizaine de silhouettes réparties sur une surface d’un rayon approximatif de cinquante pas.

À deux, vous auriez pu créer une diversion, mais maintenant ta seule chance repose sur l’effet de surprise. PRIMA vous a vus flotter, mais elle n’a pas encore décodé le génome de ta compagne, elle n’a pas assimilé votre mode de déplacement. Ses défenses n’ont pas prévu que tu arriverais par la voie des airs. Tu auras une seconde, peut-être deux mais pas plus, pour ouvrir la trappe et te faufiler dans le passage avant l’intervention des veilleurs.

Bœn atteignit la base de la cage d’ascenseur, légèrement éclairée, et passa dans un espace dégagé et lumineux. L’éclat aveuglant du cube de la centrale, pourtant minuscule vu d’en haut, emplissait l’immense salle.

Le hall de l’Ombilique. Le premier pilier n’a pas seulement servi à soutenir le toit de la zone grave, mais aussi à protéger la centrale d’énergie. Maintenant, place-toi à la verticale de la trappe d’accès.

Bœn repéra le cercle sombre, à peine plus grand que l’œil du polpe des roches. Il prit une longue inspiration pour apaiser les battements de son cœur, chasser les vestiges de sa peur et détendre son corps sous-oxygéné. Un mouvement de jambelles l’amena juste au-dessus de la trappe, non loin de la paroi miroitante. Il se maintint à la même hauteur le temps de reprendre son souffle, puis se laissa entraîner par la gravité. Tout en descendant, il pivota autour de l’axe de son bassin de manière à se présenter la tête en bas, les bras en avant. Il espéra qu’aucun bruit ne retentirait au-dessus de lui et n’attirerait l’attention des veilleurs pour l’instant figés. La lumière de plus en plus intense l’éblouit et, pendant quelques instants, lui fit perdre des yeux le cercle de la trappe.

Elle est munie de deux petites cavités traversées par des tringles qui servent de poignées.

Bœn les distinguait, deux ronds légèrement plus sombres, comme des orbites vides.

Elle est très lourde, mais la faible gravité devrait te faciliter la tâche.

Une chaleur vive s’infiltra dans les narines et la gorge de Bœn. Il eut le mauvais réflexe d’inspirer très fort pour rechercher un peu de fraîcheur. Ses poumons s’embrasèrent, et il dut se mordre les lèvres pour contenir son hurlement. Les formes vacillèrent sous lui, les silhouettes des veilleurs se confondirent avec les formes étincelantes de la centrale, avec les images précipitées, incohérentes, qui déferlaient dans son esprit. Il ne fut rien d’autre qu’un corps en chute libre dans un feu dévorant.